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Quel monde professionnel voulons-nous pour demain?

Rédigé par: Philippe Van Lil
Date de publication: 19 déc. 2023

Quel avenir souhaitons-nous pour la planète ? Quelles impulsions le monde professionnel peut-il insuffler pour des changements efficients ? Conseiller, auteur et conférencier, Guibert del Marmol plaide pour un modèle d’économie régénératrice, plus inspiré par la nature que par les dogmes financiers. Mais point d’angélisme : son approche utopique se veut pragmatique.

MONDE PRO QUE NOUS VOULONS

Quelle est votre vision du monde du travail de demain ?

Guibert del Marmol : « Globalement, nous avons besoin de nouveaux récits collectifs, dont le contenu et les ingrédients sociétaux génèrent davantage l’envie de s'investir plutôt que la peur d'échouer. Dans une telle vision sociétale, le rôle de l’entrepreneur est évidemment déterminant, mais il ne se limite pas au monde de l’entreprise. En intégrant dans son action les notions de création de valeur partagée, d’externalités positives ou négatives, ainsi que celles de ‘stakeholder value’, il participe à la création d’une société plus durable et plus respectueuse du bien commun. Au cours des quinze dernières années, j’ai rencontré de multiples entrepreneurs à travers le monde qui sont sensibilisés aux questions sociétales et se mobilisent pour rendre le monde meilleur. Je préfère d’ailleurs appeler ces personnes, qui font figure de pionniers dans leur domaine, des ‘entreprenants’ que des ‘entrepreneurs’. C’est à partir de leurs initiatives que j’ai construit un récit qui fait sens, car à la fois fédérateur et motivant. »

À quel type de société aspirent ces entreprenants ?

G. d. M. : « On pourrait se représenter ce nouveau type de société comme un arbre planté sur l'horizon. La branche centrale en constitue le bien commun. Durant les dernières décennies, ce concept clef a malheureusement beaucoup souffert de la financiarisation excessive du monde de l’entreprise et de la recherche de la maximisation du profit. Le bien commun exige la prise en considération de toutes les parties prenantes pour le maintien, le développement et la pérennité du système, ainsi que l’émergence d’un modèle politique qui fasse du bien commun sa priorité, au lieu des partis eux-mêmes ou de l’ambition personnelle de leurs membres. Une autre branche essentielle de cet arbre concerne la dignité humaine et les moyens pour en permettre l’accès au plus grand nombre. Nos modes de consommation et de production traditionnels ne sont plus adaptés à une planète de près de 8 milliards d’habitants ; ils provoquent des inégalités insupportables. »

Comment créer une telle société ?

G. d. M. : « Il faut d’abord se libérer des dogmes en tous genres. Ensuite, nous devons créer un nouveau modèle d'économie régénératrice, basé sur quatre piliers qui s’inspirent des principes du vivant. Un : le maintien d’une économie globale et locale, à l’image des arbres qui poussent ‘glocalement’, c’est-à-dire enracinés dans le terroir local tout en restant sous l'emprise du cosmos. Deux : la notion de ‘commun’ ou de collaboratif, toujours à l’image des arbres, qui ne pourraient pas vivre sans la présence de mycélium ou de champignons dans le sol. Trois : le concept de fonctionnalité plutôt que celui de propriété, qui n’existe nulle part dans la nature. Nous n'avons pas besoin d'être propriétaire de notre frigo ; nous avons juste besoin d’une solution de froid. Quatre : la circularité, comme tout ce qui se recycle dans la nature, y compris le vivant. »

Concrètement, par quels moyens met-on en œuvre ces principes ?

G. d. M. : « Pour commencer, dans les domaines de l'énergie, de la nourriture et en partie de la finance, il faut continuer à promouvoir l'échange d'informations et d'expériences au niveau global, tout en s’efforçant de rapprocher les moyens de production des lieux de consommation. Pour l’économie collaborative, c’est très simple : des plateformes de crowdsourcing, d'intelligence collective et d'échanges de services existent déjà ; continuons à les développer. Tout ce qui est commun - l'eau, l'air, voire l'éducation, la santé, etc. - ne devrait pas être privatisé ni soumis aux forces du marché. Pour l’économie de la fonctionnalité, là encore, des solutions existent déjà, mais, dans cette optique, il faut par exemple supprimer l’obsolescence programmée d’appareils comme les lave-linges. »

Votre modèle remet profondément en question le mode de fonctionnement de nos entreprises…

G. d. M. : « Effectivement. Toutefois, ma démarche consiste à étoffer le champ des possibles plutôt que plaider pour un changement radical de la société. Il n’empêche qu’au-delà du fait de repenser la financiarisation de l'économie et les excès qu’elle engendre, les organisations doivent redéfinir leur mission, leur raison d'être, et se montrer plus agiles. Les générations qui arrivent sur le marché du travail ne veulent plus de structures hiérarchiques ; elles désirent travailler avec l’entreprise et non pas pour l’entreprise. Les organisations à structure pyramidale doivent dès lors apprendre à utiliser au mieux l'intelligence collective. Nos universités, nos écoles se focalisent sur le quotient intellectuel, notre capacité d’analyse, alors que développer une pensée holistique et intégrale est crucial dans un monde devenu pluriel. En conséquence, il incombe aux entreprises de former leurs collaborateurs à d'autres types de quotients. »

A quels types de quotients faites-vous référence ?

G. d. M. : « En premier lieu, il faut mettre l’accent sur le quotient émotionnel, notamment pour renforcer notre capacité à interagir avec les autres. Ensuite, le quotient systémique est également nécessaire pour définir les moyens de penser en système ; au sein de notre société, on pense trop souvent en silos. Enfin, il faut se pencher sur le quotient spirituel, non pas dans le sens religieux du terme, mais bien en termes de sens et de valeurs. Cette notion amène un collaborateur à la fois à réfléchir au sens qu’il donne à ses actions, à se réaliser en tant que personne et à contribuer à un projet commun. »

Comment traduisez-vous ces objectifs dans vos actions ?

G. d. M. : « Depuis longtemps, je suis un ambassadeur du mouvement B Corporation, qui octroie son label aux sociétés commerciales répondant à des exigences sociétales, environnementales, de gouvernance ainsi que de transparence envers le public. J’ai également participé à la création de la Fondation LUNT. Celle-ci promeut des solutions régénératrices qui accroissent la richesse sous l’angle de l’écologie, du bien-être et de la communauté. À travers notre travail, nous cherchons à contribuer à l’élévation de la conscience collective pour un monde plus harmonieux et plus aimant. Dans le cadre de cette fondation, nous avons notamment soutenu, en Europe et ailleurs, des projets qui n'étaient pas immédiatement ’bankable’, mais qui participaient de mouvements liés à l'agroécologie, à la permaculture, à l'économie régénératrice, etc. Nous avons aussi beaucoup travaillé sur le concept de ‘leadership éclairé’, qui s’applique tout aussi bien à un jeune dans une association, qu’à une mère de famille dans son foyer ou au CEO d'une multinationale. »

Ce concept trouve-t-il un ancrage dans la réalité ?

G. d. M. : « À l’heure actuelle, où la compétition est particulièrement rude, tant pour attirer et retenir les talents que pour gagner des clients, le concept de ‘leadership éclairé’ s’avère particulièrement inspirant. Il permet entre autres aux entreprises de recruter des collaborateurs motivés et talentueux. Beaucoup d'entreprises ont aujourd’hui une mission avec une réelle vision tournée vers l’avenir à long terme. Lorsque cette vision se traduit en actions, on peut parler de culture d'entreprise. Les entreprises doivent incarner ce qu’elles prônent, d’où l’importance de promouvoir cette notion de leadership éclairé. Ce sont nos pensées qui créent notre futur et notre réalité. Je me définis moi-même comme un utopiste pragmatique. Je rêve de ce futur, dont les ingrédients existent, tout en restant très conscient de la réalité dans laquelle on vit. »

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GUIBERT DEL MARMOL