Malvoyants et experts IT : une formation qui bouscule les codes
Imaginez qu’au moment de rêver à votre avenir professionnel, on vous donne deux choix : soit la kiné et/ou les massages, soit vous devenez standardiste. Et bien quand vous êtes déficient visuel, en caricaturant à peine, c’est à peu près ça. Sophie, Carmen, Sébastien, Eléonor et d’autres ont décidé de tracer leur propre route et sont tombés dans l’informatique, portés par une même envie : travailler comme tout le monde !
« Je veux être jugé pour mes compétences et ma motivation. »
Sébastien Baloge développe des applications en Java. Son expertise et sa détermination ont convaincu son employeur de l’embaucher en CDI comme spécialiste IT. On dit que sa rapidité de codage est « bluffante ». Avant de suivre la formation BlindCode, il n’y connaissait strictement rien en informatique. Depuis 3 ans, BlindCode forme des personnes déficientes visuelles dans les domaines du numérique, du développement web, de la programmation et de l’accessibilité numérique. La formation dure 10 mois (stage compris) et est pilotée par Eqla, « association belge qui agit au quotidien avec et pour les personnes aveugles et malvoyantes. » Ses études et sa première partie de vie professionnelle (notamment en tant que DJ), Sébastien les a faites en France. Devant le peu de perspectives professionnelles qui s’offraient à lui en tant que déficient visuel (kiné ou standardiste, en gros…), il a fait l’impasse sur l’obtention du Bac. « Je ne supportais pas qu’on m’impose les choses », confie-t-il. « Aujourd’hui, j’ai la chance d’être dans une équipe qui me juge pour mes compétences et ma motivation. Il n’y a rien de pire qu’être embauché parce qu’on est handicapé ! »
« Les employeurs pensent que c’est compliqué, mais ça ne l’est pas ! »
Eléonor Sana aurait pu (dû ?) elle aussi devenir kiné. Née avec un cancer de la rétine, elle dit voir « comme si une personne sans problème de vue regardait à travers un sachet de céréale. » Durant ses études, elle a pratiqué énormément de sport. Elle a même été la première athlète belge à remporter une médaille aux Jeux paralympiques (en ski alpin). Mais comme ni la kiné, ni le massage en oncologie pédiatrique, auxquels elle se destinait après ses humanités, ne se sont avérés concluants, elle s’est lancée dans BlindCode sur les conseils de son entourage. « Au départ ça me faisait un peu peur. Je voyais cela comme un truc de ‘geek’, moi qui savais juste envoyer des mails et aller sur Netflix ! » Et elle a tout de suite adoré. « Voir des choses apparaître à l’écran en fonction de ce qu’on code, je trouve ça magique ! » Depuis lors, Eléonor a intégré l’équipe d’Accessia, agence web inclusive créée par Eqla, où elle crée des sites internet et réalise des audits d’accessibilité. « Les employeurs pensent que c’est compliqué d’engager une personne déficiente visuelle, mais en vrai, il ne me faut pas grand-chose pour travailler ! »
« Tout le monde veut se sentir utile. »
Carmen Todorut, elle, est au début de son parcours de formation. Parallèlement, elle travaille déjà à mi-temps comme consultante externe en accessibilité numérique auprès de la Commission européenne. Un domaine qui n’a absolument rien à voir avec ses études suivies en Roumanie, mais elle s’y sent « utile. » Avant de décrocher son job, il a fallu rassurer ses employeurs. « Décrocher un emploi en tant que déficiente visuelle reste compliqué. DiversiCom, asbl qui vise à faciliter la mise à l’emploi des personnes en situation de handicap, m’a vraiment aidée en venant expliquer à mes futurs employeurs c’est quoi être déficiente visuelle et quel est l’impact au travail. » Les premiers temps, Carmen a aussi dû surmonter l’obstacle des trajets domicile-travail. « J’habitais alors à Liège et le métro Schuman était en rénovation. C’était donc vraiment compliqué pour m’orienter jusqu’à la Commission. Mais j’ai eu beaucoup de soutien de la part de mes collègues et de mes chefs. »
« Le handicap devrait être un non événement. »
Sandra Velarde Gonzalez est responsable accessibilité numérique à l’ETNIC, organisme d’intérêt public qui s’occupe de l’informatique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle a recruté Sophie De Backer, une ancienne participante de BlindCode, pour son équipe accessibilité numérique. « Quelque part, l’engagement de Sophie devrait être un non événement. Sophie a des forces et des faiblesses, comme tout un chacun, mais qui ne sont pas liées à son handicap. Par contre, pour nous il était important que l’accessibilité numérique soit portée par des personnes en situation de handicap. » Chez Eqla, on travaille aussi pas mal sur la sensibilisation des employeurs et leurs équipes. Car en réalité, pour accueillir une personne porteuse de handicap, il y a plus de peur que de raisons fondées d’avoir peur… Le problème se situe bien en amont : combien pensent qu’une personne porteuse de handicap a tout à fait sa place dans le monde du travail ? Catherine Borgers, Directrice du Pôle Formation & Volontariat à Eqla, est en tout cas régulièrement confrontée à cette idée, notamment de la part de certains acteurs de l’insertion socioprofessionnelle, que les personnes déficientes visuelles ne « doivent » pas travailler. « Par contre elles en ont le droit ! » En Belgique, le taux d’emploi des personnes porteuses de handicap est de 35%. « En fait, c’est la société qui fait en sorte que les personnes soient en situation de handicap, parce qu’elle n’est pas assez inclusive. Si notre société était pensée pour plus de différences, ces personnes seraient sans doute moins en situation de handicap. »
De gauche à droite : Sébastien Baloge, Eléonor Sana et Sophie De Backer.