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La transition, entre « pause » et... accélération

Rédigé par: Benoît July
Date de publication: 20 juin 2023

Un panel de haut vol, des dizaines de CEO : organisé par Références, le débat sur la transition climatique reflète celui qui s’est imposé dans les entreprises. Qui sont tiraillées entre, d’une part, la volonté d’accélérer et d’en exploiter les opportunités et, d’autre part, la crainte de trop en faire, au risque d’y perdre en compétitivité…

Conférence Piccard

Unlocking opportunities, ou la transition climatique vue sous l’angle des opportunités : le débat organisé par Références le mardi 6 juin au Cercle The Merode, à Bruxelles, en présence de dizaines de patrons d’entreprises, avait tout pour aiguiser l’intérêt.

Un intérêt renforcé davantage encore par la polémique initiée par le Premier ministre himself qui, embrayant sur les propos du président français Emmanuel Macron, avait appuyé l’idée d’une pause dans les réglementations environnementales, histoire de laisser aux entreprises le temps de s’adapter aux contraintes qui s’imposent à elles sur le plan climatique. Bref, un débat ayant tout l’air de the place to be, comme l’exposait Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du Soir, en préambule de celui-ci…

Alexander De Croo n’ayant finalement pas pu venir développer son point de vue, retenu par d’autres obligations, son propos n’en est pas moins resté au centre des préoccupations. Avec, en apparence, une forte coalition d’avis contraires, emmenée par Sandrine Dixson-Declève, la coprésidente du Club de Rome, cette instance qui avertissait sur les limites de la croissance il y a plus d’un demi-siècle déjà.

Alexander De Croo n’ayant finalement pas pu venir développer son point de vue, retenu par d’autres obligations, son propos n’en est pas moins resté au centre des préoccupations. Avec, il faut le dire, une forte coalition d’avis contraires, emmenée par Sandrine Dixson-Declève, la coprésidente du Club de Rome, cette instance qui avertissait sur les limites de la croissance il y a plus d’un demi-siècle déjà. Son propos est clair : nul besoin de pause, mais au contraire d’une accélération dans la réglementation, en soutien de la transition.

Soyons de bons comptes, cependant : entre Ilham Kadri, CEO du géant de l’industrie chimique Solvay, Zakia Khattabi, ministre fédérale (Ecolo) du Climat et de l’Environnement, Bertrand Piccard, à la tête de la Fondation Solar Impulse, Oswald Schmid, CEO de Bekaert et Pieter Timmermans, à la tête de la FEB, la convergence des propos sur l’objectif à atteindre cache... quelques nuances sur les moyens d’y parvenir.

De gros tiraillements perdurent entre le sentiment d’urgence et la crainte de devoir trop en faire en même temps, entre la nouvelle attractivité américaine et le souci d’imaginer une transition «juste» en Europe. Accélérer ? Oui. Faire une pause ? Non. Mais en préservant la compétitivité....

L’idée d’une pause recalée

« La lutte contre le changement climatique et la sauvegarde de la biodiversité sont absolument liées, c’est la science qui l’affirme », assure d’emblée Sandrine Dixson-Declève. « Ce qui n’est pas encore affirmé suffisamment clairement, c’est que les pays qui investissent dans les deux dimensions, comme les pays nordiques, conservent de très bonnes performances économiques. A l’inverse, cela coûte de plus en plus cher de ne rien faire, comme on l’a vu avec les sécheresses ou les inondations : on n’en serait pas là aujourd’hui si on avait pris la mesure des problèmes il y a dix ans déjà. »

Zakia Khattabi confirme, outre le fait que le lien entre le renforcement de la biodiversité et la lutte contre le changement climatique est scientifiquement établi, l’ampleur croissante du coût de l’inaction. Un coût qui a notamment vu la Wallonie acter des dommages de 1,3 milliards d’euros liés aux inondations de l’été 2021, ou qui incite certains assureurs à se retirer du marché en Californie en raison des risques croissants liés aux incendies. Pas question de « pause », donc, dans le chef de la ministre du Climat, qui relativise les propos du Premier ministre tout en reconnaissant « l’existence d’un débat ».

La coprésidente du Club de Rome poursuit en estimant que nombre de législations ont cependant été « perverties », permettant par exemple de continuer à subsidier les énergies fossiles sans tenir aucun compte de leurs effets néfastes sur le climat et la santé, et doivent dès lors être corrigées. Un propos pleinement partagé par Bertrand Piccard qui, à la suite de son tour du monde en avion solaire effectuée en 2016 sans une goutte de carburant, s’est fait le chantre d’une meilleure efficience.

Le besoin d’un « nouveau narratif »

« Ce que j’ai compris en pilotant le Solar Impulse, c’est que le monde, en baignant dans l’inefficience, était ancré dans le passé », commente celui qui dirige la Solar Impulse Foundation. « Sur le plan des idées également, on a trop longtemps vécu dans la confrontation entre ceux qui alertaient sur les dégradations de l’environnement et les risques liés au changement climatique et ceux qui refusaient de les entendre au motif des renoncements cela pouvait induire. Le résultat est désastreux : on a continué à générer plus de CO2, plus de pollution, tout en réduisant la biodiversité. Personne ne peut être fier de cela… »

Que propose-t-il ? « Un nouveau narratif qui démontre que protéger l’environnement de manière économiquement rentable est possible. Un narratif qui ne cabre pas en parlant des exigences liées à la décarbonation mais qui évoque des solutions, qui pour la plupart existent déjà et qui ne demandent qu’à être mises sur le marché. »

L’objectif reste le même : décarboner l’économie, mais la voie pour y arriver semble plus désirable à ses yeux. « En étant plus efficient, on économise l’énergie, on permet à chacun d’épargner de l’argent, ce qui rend la transition socialement acceptable tout réduisant les émissions de CO2. Nous avons identifié avec la Solar Impulse Foundation plus de 1.500 solutions s’inscrivant dans cette perspective, dont 75 en Belgique (lire par ailleurs). Mais il faut pour cela accélérer dans la réglementation : le cadre légal autorise encore bien plus le gaspillage qu’il ne promeut l’efficience. »

Des réglementations « inadaptées »

A la tête du groupe chimique Solvay, par ailleurs un des sponsors de Solar Impulse, Ilham Kadri se dit elle aussi en demande de soutien politique pour accélérer. « Nous sommes une science-based company, nous avons des objectifs, une feuille de route pour les atteindre, nous sommes agiles et nous avançons plus vite que prévu sur la voie des objectifs de Paris », expose-t-elle, évoquant l’instauration d’une taxe-carbone en interne.

« Nos objectifs ont un coût, ce n’est pas gratuit, mais nous le faisons de manière profitable et il n’est donc pas question de faire une pause. Ce qui nous pose problème, en revanche, ce sont des réglementations inadaptées, qui nous bloquent davantage qu’elles nous aident, et la manière dont l’Europe ne cesse de perdre en compétitivité. »

« Il n’est pas non plus question de pause chez nous », embraie Oswald Schmid, le CEO de Bekaert qui assure lui aussi être aligné avec les objectifs de Paris et qui constate, au retour d’un voyage en Chine, à quels point les investissements, dans les infrastructures dédiées à la voiture électrique par exemple, y sont tellement plus rapides qu’en Europe. « Notre priorité, c’est de proposer des solutions au marché, nombre d’entre elles existent déjà, mais il faut une vision politique. Nous ne pouvons pas le faire seuls, comme nous le disons dans notre communication : better together ».

 

Aurait-on compris que le Premier ministre a appelé à une pause… à l’encontre d’industriels qui seraient au contraire soucieux d’accélération ? Zakia Khattabi tempère….

« S’il y a eu une demande de pause, c’est en réponse à l’industrie », assure la ministre. « Il y a encore des entreprises qui demandent à rester dans l’ancien monde, toutes ne sont pas si heureuses avec la réglementation », souligne-t-elle en épinglant notamment le lobbying de l’industrie chimique effectué dans le cadre de la réglementation européenne Reach visant à limiter les risques liés à ces produits, ou encore le dossier de l’azote. « Les gouvernements flamands successifs, au motif de vouloir protéger les agriculteurs, ont décidé de ne rien faire pendant des années et maintenant il faut les forcer à changer leurs pratiques de manière beaucoup plus violente : c’est surtout cela, l’effet d’une pause… »

Un « cri du cœur » pour la compétitivité

Le problème qui se profile en filigrane de cette discussion n’est autre qu’économique, et se résume en mot : la compétitivité dont Pieter Timmermans, à la tête de la FEB, se fait l’ardent défenseur (lire par ailleurs). « Il ne sert à rien de multiplier les règles au risque de ne plus y avoir d’entreprises pour les appliquer, en particulier parce qu’elles auront fini par être écartées du marché. La transition ne doit pas être « juste », elle doit être « soutenable » en reposant de manière équilibrée sur 3 piliers : le social, l’économique et l’environnemental », affirme-t-il le CEO de la fédération patronale. « C’est une approche qui vise tout simplement à réaliser ce qu’on peut réaliser. »

Pour Ilham Kadri, la question de la compétitivité de l’Europe, « la région la plus régulée au monde » à ses yeux, génère ce qu’elle qualifie de « cri du cœur ». « L’Europe ne peut pas se contenter de réguler alors que les Etats-Unis subsidient. Ils sont pragmatiques, ils ont du pétrole et du gaz bon marché (« en matières d’énergie, je suis agnostique, pour autant qu’elle soit disponible à un prix abordable », dira-t-elle plusieurs fois) et dans le même ils accélèrent dans les infrastructures vertes », constate-t-elle.

« Ce n’est pas tellement une question d’argent, c’est surtout une question d’avoir les bonnes politiques : nous sommes une entreprise belge, européenne, on supporte le Green Deal européen, c’est une grande ambition, mais il n’y a pas de politique européenne de l’énergie », regrette-t-elle. « Il est encore moins cher aujourd’hui de mettre en décharge que de recycler, la biomasse ne peut toujours pas voyager pas entre les pays, me privant d’une énergie propre dont j’ai pourtant besoin pour sortir certains sites du charbon. Il y a trop de bureaucratie, dont on finit pas ressortir épuisé quand on a enfin obtenu les budgets ou les autorisations. Moi je ne veux pas d’une Europe « pour les touristes », je veux une Europe avec des industries et des emplois. L’Europe a besoin de se réveiller ! « 

Une réglementation qui « autorise »

A l’issue de ce plaidoyer, qui recueille des applaudissements dans la salle, Bertrand Piccard embraie en soulignant que réguler ne signifie pas seulement interdire, mais aussi et surtout autoriser : « autoriser pour produire de manière plus efficiente, en consommant moins, économiser davantage et au final générer davantage de profits. On doit chercher à provoquer la rencontre entre qui génère de la richesse tout en protégeant l’environnement, tout en permettant aux citoyens d’économiser de l’argent, tout en permettant de réduire la production de CO2 et d’autres polluants. »

Et l’explorateur de citer l’exemple de la voiture électrique, objet de plus en plus clivant s’il en est. « Elle n’est ni un désastre ni fantastique, la question est ailleurs : une voiture ne roule pas plus que 5 % de son temps de vie, on pourrait utiliser les 95 % restants pour utiliser les batteries afin de stocker l’électricité d’origine renouvelable et la réinjecter sur le réseau quand celui en a besoin, sans plus devoir rallumer des centrales au gaz », explique-t-il. « Mais ce n’est pas encore permis, alors que c’est techniquement possible. On a donc besoin de règlements qui permettent cela, plutôt que maintenir des pratiques stupides et appartenant au passé. »

Une belle voiture ou une autre mobilité ?

Reste, enfin, la question du sens que l’on veut donner à tout cela. « S’inspirer du pragmatisme des Etats-Unis, faciliter l’innovation, lutter contre la bureaucratie ? » Peut-être, répond Sandrine Dixson-Declève. « Mais nous devons le faire, en Europe, à notre manière, en sauvegardant notre modèle social, en évitant de sombrer dans les clivages qui, malgré les succès de la Silicon Valley ou les promesses de IRA, ravagent les Etats-Unis. La transition, avant d’être une question économique ou technologique, est aussi et surtout une question politique. » Nouveaux applaudissement dans la salle.

Et la même d’embrayer. « Que voulons-nous de la technologie ? Regardez les jeunes dont certains n’ont même plus de permis de conduire. Veulent-ils tous une belle voiture ou veulent-ils une autre mobilité ? Il nous faut la bonne technologie pour les bons objectifs, en recherchant ce qui peut vraiment améliorer la vie et le bien-être des gens, en nous basant sur des valeurs. Nous avons pu nous adapter et penser au bien commun pendant la pandémie, nous pouvons encore le faire aujourd’hui. »

Valeurs sociales et environnementales

« L’accessibilité est très importante », embraie Ilham Kadri, interrogée sur l’idée de transition « juste ». « L’innovation peut être à la fois profitable et abordable, de telle manière que personne ne soit laissé sur le côté. » Pour Bertrand Piccard, « ce n’est pas la technologie qui va sauver le monde, c’est ce que le monde va faire avec la technologie. Ce qu’on doit introduire, c’est du bon sens. Pas envoyer des nanoparticules dans l’atmosphère pour espérer refroidir la planète, mais plutôt réfléchir à de nouveaux business models, comme ceux qui conduisent par exemple certains énergéticiens à continuer à gagner de l’argent tout en incitant leurs clients à diminuer leur consommation. La transition est juste dès lors que cela aide les gens, tout simplement. »

« La crise environnementale peut être la crise sociale du 21ème siècle, dans la mesure où ce sont les pays les plus vulnérables et les citoyens les plus vulnérables qui seront les plus affectés », prévient Zakia Khattabi. « Mais nous pouvons et nous devons anticiper cela pour éviter, précisément, que cette transition génère de telles inégalités. » « Il n’y a pas de fatalité dans l’inégalité, qui elle-même nourrit un très dangereux populisme, pour autant qu’on se persuade qu’on peut créer une économie du bien-être qui réconcilie, en même temps, les valeurs sociales et environnementales », appuie Sandrine Dixson-Declève. « Nous devons apprendre à penser de manière différente du passé.»