L'impôt, un contrat social
Alors qu'une réforme fiscale est sur la table de la Vivaldi, on est en droit de s'interroger sur les arbitrages entre les positions disparates des partis de la majorité. Principale caractéristique d'un exercice de ce genre : les doutes qui planent sur le résultat final. En matière fiscale comme en bien d'autres, l'être humain a pourtant en horreur l'incertitude, tout comme le sentiment d’inefficacité, voire d’injustice.
Comme le rappelle Bruno Colmant, professeur d’économie à l'ULB et à l'UCL-Louvain, il faut envisager l'impôt comme un contrat social : « C’est en fait un contrat que le pays signe avec lui-même. L'impôt est commutatif, c'est-à-dire fondé sur l’échange ; il faut une réciprocité entre le consentement du contribuable à payer l'impôt et, en contrepartie, le fait qu’il reconnaisse bénéficier de biens publics ou d’autres avantages. Ce type de contrat s'inscrit nécessairement dans le temps long. Il faut envisager les évolutions de manière raisonnée et progressive, sans violence, et en visant des effets bien au-delà de la durée d'une législature. »
Des images erronées
Vu sous cet angle, la réforme de l'impôt aujourd'hui en discussion augure surtout de négociations fiévreuses jusqu'au bout de la nuit… Mais une longue nuit, ce n'est pas le temps long ! Comme le confirme notre interlocuteur, « ce n'est pas durant un conclave budgétaire de deux jours qu'on peut modifier un contrat social de cette envergure. Dans la plupart des pays, ces réformes ont fait l'objet de débats parlementaires approfondis. Nous devons retrouver cela en Belgique. Au regard de l'importance de la chose, les sensibilités politiques doivent pouvoir s'exprimer. »
Par ailleurs, qui dit réforme fiscale dit souvent « tax shift », un terme en vogue depuis un certain temps. Mais est-ce vraiment à raison ? Pour Emmanuel Degrève, conseiller fiscal et Founding Partner de Deg & Partners, « lorsque vous ponctionnez de la TVA pour financer une baisse sur la fiscalité du travail, il s’agit bien d’un tax shift. Mais lorsqu’on finance cette baisse en supprimant certaines niches fiscales, des avantages par exemple liés aux stock-options dont environ 100.000 salariés bénéficient en Belgique, ou en supprimant le régime du conjoint aidant qui touche 524.000 contribuables, on ne fait pas un tax shift : vous reprenez en silence d’une main ce que vous leur accordez de l’autre. »
Finalement, utiliser des termes ne correspondant pas à la réalité donne au contribuable une mauvaise image de l'impôt : « On lui promet de payer moins d'impôts, mais à la fin, il se sent floué. L'effet pervers qui en découle, c'est de l’inciter à la fraude, en réprimant son consentement ! »
L'épargne favorisée
Au-delà de l'aspect nullement secondaire du débat démocratique, se profile donc aussi l’enjeu stratégique de l'efficacité de l'impôt. À cet égard, Bruno Colmant évoque également son scepticisme : « On paramètre très mal les comportements. On s'imagine qu'on peut introduire un changement de fiscalité de manière statique, alors qu'en fait, il peut modifier complètement les habitudes tant d'épargne et d'investissement que d'emprunt et, en fin de compte, même des habitudes de consommation. Il faut éviter les effets de bord qu'on ne contrôle pas. »
Au cours des dernières années, le régime fiscal a progressivement muté en faveur des épargnants plutôt que des emprunteurs. Les mécanismes d'épargne-pension ou pour les assurances-vie, par exemple, ont évolué favorablement, tandis que certaines déductions liées à l'immobilier ont été supprimées. « Cette évolution reflète la dimension d'outil politique de l'impôt. Le message adressé au contribuable est clairement qu'il est récompensé s'il épargne et que plus tôt il s'y emploie, mieux il le sera tout au long de sa carrière. Dans ce cadre, les déclarations contradictoires et intempestives de certains responsables politiques ne peuvent que miner la confiance du citoyen dans le système », soutient Bruno Colmant.
Emmanuel Degrève ajoute qu'il arrive de manière récurrente qu'un ministre « prenne des initiatives qui n'ont pour seul objectif que d'améliorer la rentabilité de l'impôt. Cet objectif est poursuivi a tout prix. Cette démarche ‘au forceps’ alimente une nouvelle fois une fracture : le consentement du citoyen se sent de plus en plus forcé. Le ministre n’est pas à l’écoute. Illustration : on renforce les pouvoirs d'investigation du fisc. Pourquoi ? Pour obtenir d’un contribuable sur cent ou sur mille plus de conformité. Ça pose question. »
Quelle efficacité pour le citoyen ?
Un autre volet notable en matière d'efficacité réside dans le fait que de nombreux contribuables ne bénéficient pas de différents avantages fiscaux. La raison ? Ils ne pensent tout simplement pas à les réclamer : « Pour un dividende exonéré, vous pouvez obtenir 240 € d'avantage fiscal si vous en déclarez 800. Mais si vous ne le faites pas, il ne se passera rien », avance Emmanuel Degrève à titre d'exemple.
Ceci revient à dire que les contribuables les mieux informés et les mieux organisés sont ceux qui bénéficient essentiellement de ce système. Si l'organisation est une vertu louable, est-elle pour autant le gage d’une véritable équité fiscale ? Après tout, chaque citoyen est en droit d'attendre une égalité de traitement en fonction de sa situation.
On est en réalité loin du compte. Ceci découle aussi partiellement du fait que, pour près de 4 millions de Belges, 60 % des rubriques des déclarations fiscales sont aujourd'hui préremplies de manière automatisée. La plupart des avantages et déductibilités qu'on peut éventuellement réclamer apparaissent souvent dans les parties qui restent à compléter. « Dans certains cas, les rubriques complétées peuvent même encore comporter des erreurs. Pour les frais de gardes d'enfants, par exemple, les fiches fiscales du bénéficiaire du revenu de la garde sont prises en compte, mais il peut y avoir des couacs. Si l'unité de scouts à laquelle se rend votre enfant n'a pas une administration un peu en ordre, l'administration fiscale risque bien de ne pas être au courant », déplore Emmanuel Degrève.
Emmanuel Degrève, conseiller fiscal et Founding Partner de Deg & Partners.