Intelligence économique : le véritable savoir n’a pas de prix
Au fil des crises, le monde économique se complexifie. La prolifération de nouvelles législations en est l’un des aspects les plus visibles. Ce n’est toutefois que la partie émergée de l’iceberg dans le déluge d’informations. Pour un dirigeant d’entreprise, comment faire le tri afin de pouvoir prendre les bonnes décisions en toute connaissance de cause ? Pascal Junghans, Fondateur et Président de Cereinec, mise sur la production d'une information à haute valeur ajoutée.
La Business Intelligence désigne un ensemble de technologies, d’applications et de pratiques destinées à collecter, analyser, gérer et présenter de l'information afin d’aider les entreprises à prendre des décisions, notamment en matière commerciale et financière. En français, on parle plus volontiers d’intelligence économique. Toutefois, pour Pascal Junghans, « c’est là une traduction quelque peu naïve de l’expression anglo-saxonne ‘business intelligence’, qui induit en erreur. Lorsqu’on recueille des données auprès des meilleures sources en vue d’identifier et d’analyser les risques et opportunités pour une entreprise, mieux vaut parler de ‘renseignements d’affaires’. »
S’il s’agit de récolter en toute confidentialité une information sur mesure extrêmement ciblée, notre interlocuteur précise que son métier « ne consiste cependant en rien à jouer les James Bond des temps modernes ! Pour ma part, avant d’exercer ma fonction actuelle, mon parcours professionnel m’a amené à travailler dans le secteur des assurances, puis le journalisme, avant de rédiger une thèse de doctorat sur l’intelligence économique et de diriger un programme de master focalisé sur cette thématique. Je considère ce que je fais aujourd’hui comme une sorte de journalisme haut de gamme. »
Hiérarchiser l’information
De fait, toutes les informations, qu’elles émanent des médias ou autres, ne se valent pas pour le business d’un chef d’entreprise. Pascal Junghans aime d’ailleurs catégoriser les faits selon un code de couleurs selon la provenance des renseignements : « En blanc, ce sont les données auxquelles tout le monde a accès, via la presse ou internet par exemple. À l’autre extrémité du spectre, il y a les informations qui viennent de sources noires, réunies à partir d’écoutes illégales ou de vols de documents notamment. Enfin, il y a mon domaine d’expertise : les informations grises, qui proviennent de sources non publiques, mais pas illégales pour autant. »
De quel type d’informations est-il question, précisément ? « Je fournis des renseignements de nature économique très concrets qui ne sont connus que par des personnes impliquées au cœur du fonctionnement des entreprises et des institutions. Ils permettent d’aboutir à une vision qualitative de la situation, au-delà des chiffres bruts. Par exemple, je peux livrer des éléments relatifs à l’ambiance au sein d’une société à un client qui envisagerait de la racheter ; s’il y a des tensions en permanence et des menaces de grève, cela peut influencer la décision de se porter ou non acquéreur. Je peux aussi sonder et indiquer la perception que se font les partenaires d’une firme ; ceci permet de se faire une vision d’ensemble de l’écosystème dans lequel elle est insérée. Ce sont ici typiquement des informations que vous ne trouverez jamais dans les journaux ou dans un bilan comptable. »
La chasse aux bons tuyaux
Où les trouve-t-on dès lors ? « Ces informations sont collectées lors d’entretiens avec des clients, des consultants spécialisés, des salariés de l’entreprise sur laquelle on mène l’enquête, ou encore auprès de journalistes spécialisés… voire de concurrents de l’entreprise ! » Bien entendu, l’étendue du réseau professionnel joue un rôle de premier plan pour parler aux bons interlocuteurs. « Je dispose de contacts dans chaque pays européen, ainsi que dans d’autres pays du monde comme l’Inde, la Thaïlande et le Vietnam. Cependant, je ne travaille pas dans certaines régions comme l’Afrique, la Russie ou la Chine, où il est très compliqué d’obtenir des informations fiables et de haute qualité lorsqu’on est basé en Europe. »
Pascal Junghans ne cache pas non plus qu’il se base également sur son vécu de journaliste et sur les qualités liées à cette profession. On pourrait citer ici la curiosité intellectuelle, l’objectivité, l’esprit critique, la rigueur, l’intégrité, l’empathie, la réactivité, l’adaptabilité ou la capacité à travailler sous pression. Toutefois, il nous cite avant tout l’intuition : « Selon moi, il s’agit là de la faculté d’analyser immédiatement une situation donnée grâce à l’accumulation de connaissances et à l’expérience de situations similaires. Par exemple, en temps de guerre, un chirurgien qui opère sur la ligne de front a la capacité d’identifier immédiatement quel blessé peut être sauvé et doit être soigné en priorité et quel blessé risque d’être malheureusement condamné. De même, je m’en remets souvent à mon instinct pour trouver le bon informateur ou pour poser les questions adéquates afin d’obtenir les bonnes informations pour mes clients. »
Toujours une longueur d’avance
On peut aisément s’imaginer que réussir à récolter des informations aussi qualifiées représente un coût non négligeable. Le Président de Cereinec n’en fait d’ailleurs pas mystère : « Nous visons une clientèle très sélective. Nous ne travaillons par exemple quasiment jamais pour des dirigeants de PME. Pas seulement pour une question de coûts, mais parce qu’ils ont déjà accès aux informations nécessaires via leurs propres réseaux et qu’ils font généralement face à des situations pas trop complexes parfaitement gérables par une seule personne. En ce qui nous concerne, nous nous adressons essentiellement à des fonds d’investissement et à des dirigeants de grandes entreprises. »
Une telle sélection d’entreprises se justifie d’autant plus que la recherche d’informations pertinentes nécessite aussi parfois d’autres services complémentaires. « Nous ne nous limitons pas à une analyse de la situation présente. Nous proposons également des études où nous projetons les entreprises dans un avenir à moyen ou à long terme, jusqu’à 5 ans, afin qu’elles prennent un coup d’avance sur leurs concurrents et leur environnement. En outre, nous organisons des voyages d’affaires qui permettent de rencontrer des partenaires potentiels, des responsables politiques, etc., ce qui constitue la meilleure façon de s’implanter sur un nouveau marché. »
Les dirigeants face à l’information
À cet égard, Pascal Junghans cite en exemple une mission récente : « Il y a quelques années, lors d’élections en Amérique latine, tout le monde donnait le candidat sortant largement gagnant… sauf nous ! Grâce à nos informations, nous avons encouragé notre client à nouer des liens avec l’équipe de l’outsider, que toutes les autres entreprises dédaignaient à l’époque. Il a finalement remporté le suffrage, ce qui a été largement bénéfique à notre client. »
Pascal Junghans, fondateur et président de Cereinec
Signalons que Pascal Junghans est également l’auteur de nombreux ouvrages et publications scientifiques en lien avec son métier. Au rang des livres, citons « Les dirigeants face à l’information », paru chez De Boeck. Il repose sur la thèse principale de son doctorat, ainsi que sur des entretiens menés avec 26 dirigeants de grandes entreprises à propos de la manière dont ils récoltent et traitement l’information.