Entre nécessité et envie : qui sont ces pensionnés qui continuent de travailler ?
Ils sont de plus en plus nombreux à travailler après la pension : 6% des 65 à 69 ans étaient actifs sur le marché du travail en 2022. Un chiffre qui a doublé en deux ans. Entre difficultés à joindre les deux bouts ou volonté d’être actif, qui sont ces pensionnés qui font le choix de continuer de travailler ? Portraits.
GERRY
Gerry a été militaire toute sa vie. Quand il est devenu “un peu trop vieux pour courir dans les bois”, il a quitté l’uniforme pour revêtir celui de gestionnaire financier, au sein d’un club HORECA à la Défense. Le plus dur, c’était les trajets : voiture, train, et un changement de bus jusqu’à la caserne. Trois bonnes heures de transports, et encore, quand tout allait bien.
Gerry arrive au bureau à 07 heures pétantes. Il a à peine le temps de se préparer un café que les sollicitations fusent : “chef, j’ai un problème ; chef, il faut régler ça”. Le secteur de l’armée n’échappant pas à la pénurie de personnel, le gestionnaire est sur tous les fronts : quand il ne s’attaque pas à l’administratif ou à la logistique, il donne un coup de main au bar ou s’occupe de la caisse, jusqu’à 16h.
Pas du genre à se reposer sur ses lauriers, Gerry est convaincu qu’à 60 ans, “on est encore jeunes, il faut en profiter”. Il est un homme d’action et entend bien que sa pension suive le rythme. “Une fois que vous quittez le système, il ne faut surtout pas s’arrêter totalement, ce serait fou. Le corps est physiquement en demande, et vous ne pouvez pas vous couper du social.”
Une “solution soft”
Alors, il opte pour une “solution soft” : il devient chauffeur bénévole pour l’ASBL “Patience Assistance”. Une activité qui lui permet de rester actif, sans être sous l’égide d’un patron. Au volant de sa Hyundai break, il accompagne les patients à leurs rendez-vous médicaux. “Ça occupe mes journées et je vois des gens. En même temps, je rends service.”
Gerry fait face à un public en difficulté : il s’agit principalement de personnes contraintes de suivre des chimio ou des radiothérapies. Il s’adapte à chacun. “Le voyage ne se fait évidemment pas sans parler. C’est bien si je peux être là pour les soutenir, les encourager. Quelque part, c’est aussi un travail au niveau psychologique.”
Au début, ce n’était pas évident. D’abord parce qu’il réalise qu’il n’y a pas d’âge pour être malade. “J’accompagne des gens qui ont des cancers, à 25 ans comme à 80 ans.” Et puis, quand il s’est attaché, il a trinqué. “J’ai été partie prenante. Notamment avec un monsieur de 80 ans, une personne fantastique à mes yeux, extrêmement gentille, une encyclopédie ambulante. Je l’ai conduit pendant un an et demi en chimio. Et un jour, à l’hôpital, il a eu un très gros choc cardiaque et ses poumons ont lâché. Il est mort sur le coup. Là, ça fait très mal.” Il s'efforce depuis à conserver une distance salutaire entre lui et ses patients.
Un autre rythme de vie
Chez “Patience Assistance”, on ne plaisante pas avec les règles. L’ASBL est composée en partie d’anciens militaires, qui comme pour Gerry, inscrivent la discipline au cœur de leur travail. “On est très structurés. On n’arrive pas un quart d’heure en retard, les gens ont des rendez-vous cruciaux ! »
Gerry ne s’imagine pas lever le pied tout de suite. Le bonus : les trajets sont défrayés à hauteur de 50 centimes le kilomètre. Parfois davantage, ce qui lui permet de mettre un peu de beurre dans les épinards, à hauteur d’environ 300 euros par mois. Il n’en retire que du positif : “c’est un autre rythme de vie, bien rempli, je vous le garantis. Quand les pensionnés vous disent qu’ils ne chôment pas, c’est vrai !”
CHRISTIAN
Christian aura 76 ans au mois de septembre. Du genre athlétique, teint hâlé et chaussettes blanches immaculées. Sa femme Marie-Claire et lui sont tous les deux des enfants de la région. Ils ont acheté le terrain au début des années 80, le Tennis Club du Marais du Bois.
Le club ne tient pas son nom du hasard. Quelques années ont été nécessaires avant que celui-ci soit praticable. “C’étaient des marécages, avec tellement de cailloux qu’il était impossible d’enfoncer un clou ou de planter un arbre.” Christian a coulé près de 200 tonnes de concassé calcaire, un gravier “qui absorbe mieux et plus rapidement que la traditionnelle brique pilée”. Le travail d’Hercule ne s’arrête pas là : “on a abattu 250 peupliers en 1982, suite aux feux bactériens. Ils avaient atteint dix mètres de hauteur, j’ai tronçonné et enlevé les racines pendant presque un an”.
D’entraîneur de foot pour les gamins du village à pro du balle-pelote (dont il est même l’auteur d’un ouvrage), Christian devient moniteur ADEPS et consacre le reste de sa carrière au tennis. Si le club est agréé par la Fédération francophone de tennis, le couple fait le choix de rester un établissement privé et ne souhaite pas devenir membre de l’association francophone de tennis : “on veut rester familial, on est un club de village. Ce sont plus ou moins toujours les mêmes personnes qui jouent, on a la chance d’avoir des petits en stage qui reviennent adultes, on les voit grandir. Il faut se rendre compte que pendant trente ans, les jeunes ont joué pour six euros. Le petit arrive à vélo avec trois pièces et peut jouer pendant une heure”.
Christian est un homme de terrain. Et des terrains, le club en comprend deux sur lesquels il forme les gamins par petits groupes aux affres de tous les débutants : apprendre à perdre. “Au tennis, tu es seul face à ton adversaire, et ce n’est pas toujours en jouant mal que l’on perd. C’est un sport qui se joue autant dans la tête que dans les bras.” Et certains y sont plus sensibles que d’autres, à l’instar de ce jeune, qui avait la fâcheuse habitude de frapper sa raquette sur le piquet du tendeur du filet. “Il consommait une raquette la semaine. Pendant tout un temps, je lui trouvais d’autres raquettes pour la remplacer, pour qu’il n’ait pas à le dire à ses parents. La dernière chose qu’il s’est passée, c’est qu’il m’a donné son VTT, en remerciement. Et, pas de chance, un gars a écrasé le vélo en reculant avec sa voiture. C’est l’anecdote de la bicyclette et de la raquette cassée… J’ai gardé le manche !”.
Christian et sa femme Marie-Claire, propriétaires du Tennis Club du Marais du Bois.
Les bouchées doubles
Depuis sa pension, Christian met “les bouchées doubles” au club. Il n’a jamais voulu s’arrêter et travaille d’arrache-pied pour conserver ce cadre idyllique, que l’on qualifie volontiers de “moment arrêté dans le temps”. Quand il ne plante pas, tond, taille ou éclaircit, il accueille les habitués, dont certains ont même la clef du bar et les travailleurs de la région qui viennent casser la croûte au déjeuner. Une convivialité sans prétention, ce serait peut-être bien cela, la clef du succès.
Christian rentre parfois le soir “avec beaucoup de chance à 21h30, avec moins de chance à 23h30”. Ça fait bien quelques fois râler sa femme, Marie-Claire, qui est sûre que “s’il pouvait mettre son lit ici, il le ferait !”, mais ils sont parvenus à trouver un compromis : “Il revient à midi pour le dîner, nous mangeons un bon repas complet, je suis à cheval sur ça”. Christian reconnaît qu’il a épousé une “femme de principe”, et le binôme fonctionne plutôt bien comme cela. Après tout, comme ils l’admettent de bon cœur : ce sont tous deux des “pensionnés passionnés”.
PIERRE
Pierre a tenu un restaurant gastronomique à Bruxelles pendant trente-cinq ans. Depuis, le secteur de l’horeca a beaucoup évolué : “Les demandes ne sont plus les mêmes, et il devient de plus en plus difficile de demander aux jeunes de travailler cinq soirs par semaine et le week-end. Ils deviennent aussi plus exigeants en termes de salaire. » Après des décennies de bons et loyaux services, Pierre a fait le tour. Et il a eu le nez fin : “j’ai remis mon restaurant il y a quatre ans, juste avant le covid. Ça aurait sûrement fait beaucoup de mal.”
Même si Pierre admet qu’il n’est pas toujours “très sociable”, le contact avec une partie de sa clientèle, qu’il a perdu du jour au lendemain, lui manque. Il peut toujours compter sur son entourage, ses amis, et ses petits-enfants, qu’il va chercher à l’école chaque semaine. C’est une vie après la vie : “Depuis la pension, je fréquente d’autres personnes, et nous tissons d’autres liens.”
Pas un travail, un plaisir
Pour l’ancien restaurateur, hors de question de “faire du golf toute la journée”, d’autant plus que sa pension n’est “pas bien grasse”. “Mon gendre a repris une agence immobilière et, ayant toujours été passionné d’immobilier et de construction, je lui ai proposé de collaborer en tant qu’indépendant consultant. Je ne touche pas de salaire mais travaille à la commission un jour et demi par semaine.” Pierre organise régulièrement des visites, part à la recherche de nouveaux clients et consolide ses relations. Parallèlement, il a repris une formation dans ce domaine, le certificat Performance Énergétique des Bâtiments (PEB), qui lui permet d’avoir tout de suite une idée des problèmes d’isolation, un point essentiel dans la vente ou la location de bâtiments. Il travaille également pour une société d’événements en tant qu’indépendant complémentaire. “C’est assez rigolo, je conduis des golfettes pour transporter des passagers lors d'événements. »
Encore “en pleine forme”, il a la ferme intention de travailler tant qu’il le pourra, peut-être encore six ou sept ans. Et puis, il n’est pas impossible qu’il aille s’installer un jour en Espagne, où la vie est moins chère. En tout cas, pour lui, “ce n’est pas un travail : c’est un plaisir”.
Pierre, pensionné indépendant consultant dans l'immobilier et la construction.