Après 22 ans, les victimes de racisme obtiendront-elles réparation ?
Ce 28 septembre s’est ouvert à Paris le procès de la troisième grande affaire de fichage racial chez Adecco. A Bruxelles en 2015, une procédure judiciaire pour des faits similaires avait abouti à une condamnation de la société d’intérim. Qu’est-il advenu de l’électrochoc provoqué par les précédents procès ? Quelles leçons le secteur de l’intérim a-t-il tirées ? Et pourquoi parler encore de ces faits plutôt anciens ?
Les pratiques avaient été dénoncées en décembre 2000 par un stagiaire du service recrutement d’une agence Adecco parisienne : la société d’intérim avait mis en place un fichier classant les intérimaires en quatre catégories, les PR1 étant les intérimaires de « bonne présentation, orale et physique », et les PR4 les « intérimaires de couleur ». Ce fichage devait permettre de répondre aux demandes discriminantes de certains clients.
Trois procédures judiciaires à l’encontre du groupe ont suivi, portées entre autres par les associations françaises Maison des Potes et SOS Racisme. L’instruction avait notamment mis en avant l’ampleur de ces pratiques discriminatoires dans le secteur de l’hôtellerie-restauration. C’est précisément ce dossier « Adecco Restauration » qui est aujourd’hui jugé devant la 31ème chambre correctionnelle de Paris. Selon Samuel Thomas, Délégué général de la Fédération nationale des Maisons des Potes, les peines prévues au code pénal pour les délits reprochés à Adecco sont passibles de plus de 1,725 millions d’euros d’amende. Mais surtout, il espère une condamnation « qui entrera dans les annales de la jurisprudence en matière de sanction de délits à caractère raciste. »
Intérimaires Blanc-Bleu-Belge
En Belgique aussi, des pratiques similaires avaient été dénoncées. Les intérimaires belges étaient fichés « BBB » (Blanc-Bleu-Belge) et les étrangers faisaient l’objet de listings distincts. L’enquête de police avait permis d’identifier une centaine d’entreprises pour lesquelles les chargés de recrutement avaient donné l’instruction de fournir des BBB. SOS Racisme avait porté l’affaire en justice avec la FGTB et l’association Kif Kif. Après de nombreux rebondissements, la cour d’appel de Bruxelles avait finalement condamné Adecco pour discrimination à l’embauche en 2015. Un procès historique : c’était la première fois en Belgique qu’une multinationale était condamnée pour une forme structurelle de racisme.
Secteur échaudé
Il a en tout cas marqué un tournant décisif dans la manière dont la question des discriminations est gérée dans le monde du travail. A fortiori dans le secteur intérim, que certains considèrent aujourd’hui comme « le plus à la pointe » en la matière. « Chez nous, on ne rigole pas avec cela ! », confie une consultante intérim. « Ce procès a bien bousculé les mentalités. Depuis une dizaine d’années, le cadre à respecter est très strict. Non seulement nous sommes formés de manière régulière sur ces questions, mais nous sommes aussi pistés via des mystery calls. »
Interrogé sur les leçons tirées des différents procès, le Groupe Adecco affirme « condamner et sanctionner tous les comportements pouvant être contraires à la loi et aux valeurs de l’entreprise. La consigne que nous donnons à nos agences est qu’aucune discrimination n’est acceptable ou justifiable et que nos recrutements doivent être fondés uniquement sur les compétences et les aptitudes. Aucune exception n’est acceptable. »
En Belgique, la fédération des prestataires de services RH, Federgon, a mis en place une panoplie de dispositifs pour lutter contre les discriminations : formations obligatoires pour tout nouveau consultant entrant chez un membre de Federgon, code de déontologie, formation continue, enquêtes mystery calling… Lors de celles-ci, les consultants sont soumis à des demandes discriminantes. « Si à aucun moment le consultant ne dit ‘non’ aux demandes formulées, nous considérons qu’il y a faute », explique Arnaud Degrelle, le directeur Wallonie-Bruxelles de Federgon. L’entreprise concernée est alors contactée et priée de mettre en place ou de renforcer son plan d’actions. Arnaud Degrelle affirme : « Hormis cette vieille histoire d’Adecco, je n’ai jamais plus entendu de condamnations pour ce genre de pratique. Au contraire, je dirais que notre secteur est plutôt la solution que le problème.
Un procès déconnecté de la réalité ?
Interrogée sur l’affaire Adecco, une experte en diversité estime que « le nouveau procès est totalement déconnecté du terrain. Les pratiques reprochées à Adecco ne sont plus d’actualité. Au contraire, le secteur de l’intérim est aujourd’hui celui qui a mis le plus de garde-fous sur ce plan. »
Pourquoi, dès lors, le procès qui s’est ouvert ce 28 septembre reste-t-il essentiel aux yeux des militants antiracistes, même 22 ans après les faits ? « Il faut arrêter de croire qu’un chèque suffit pour qu’une victime oublie le mal qui lui a été fait », réagit Samuel Thomas. « Dès lors qu’il s’agit d’atteintes à la dignité humaine, les personnes ayant commis les violences doivent être sanctionnées par l’Etat. »
Ça continue…
D’autant qu’au-delà de l’affaire Adecco, les discriminations dans le monde du travail perdurent. « Les codes pour ficher et ordonner ont simplement changé », poursuit Samuel Thomas, qui ne compte plus les plaintes déposées par son association. « Nous avons par exemple fait des testings encore l'été dernier pour des postes de chef de cuisine. Systématiquement, Samuel a été convoqué en entretien, alors que systématiquement, Abdoulaye n'a pas été recontacté, alors qu'ils avaient exactement le même CV. »
Esther Kouablan, Directrice du MRAX (Mouvement contre le Racisme et la Xénophobie), fait le même constat : « Est-ce qu'on peut dire que les choses ont vraiment changé ? Ce qu’on observe, c’est que ceux qui discriminent s'adaptent, et que la façon de discriminer change. Nous recevons régulièrement des signalements de faits de discrimination, mais le souci est que souvent, la personne qui signale n’a pas envie d'aller en procès parce qu'elle ne croit plus au système judiciaire. Elle se dit que de toute façon, elle va perdre. Quant aux personnes qui sont déjà à l'emploi, une partie préfère plutôt changer d'entreprise. »
Un tour sur le site d’UNIA suffit à se rendre compte que les discriminations, y compris celles sur la base de critères raciaux, ne connaissent objectivement pas de diminution, et ce malgré les politiques de lutte contre les discriminations. En ce qui concerne plus particulièrement la communauté afrodescendante (celle qui était étiquetée PR4 dans les fichiers d’Adecco en 2000), on peut lire dans un rapport de 2022 que les personnes d’origine subsaharienne battent les records du taux d’emploi le plus faible entre toutes les origines, et ce quel que soit le niveau de diplôme. Elles occupent par ailleurs généralement une position moins favorable sur le marché du travail, et cela se traduit aussi dans leurs salaires. Le racisme sur le marché du travail est donc loin d’être une vieille histoire…