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« Le retour à la normale reste à inventer »

Rédigé par: Benoît July
Date de publication: 29 mars 2021
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« Le retour à la normale reste à inventer »

François Pichault

Avant, les DRH n’avait que les « nwow » à la bouche : les « new ways of working », sur fond de télétravail et de bureaux partagés. Désormais, ils parlent de « new normal » : un « retour à la normale » donc, post-covid, mais évidemment complètement bouleversé par les leçons de la pandémie. Cette fois c’est sûr : au travail, plus rien ne sera comme avant !

Avec la pandémie, même les entreprises les plus frileuses vis-à-vis du télétravail n’ont pas eu d’autre choix que de se lancer dans l’eau froide. Non seulement elles ont réussi à nager, mais semblent désormais prêtes à revoir leur manière de penser. « On ne travaillera plus comme avant, mais tout reste encore à construire, à inventer », prévient François Pichault, professeur à l’ULiège (HEC) et directeur du « Lentic » (Laboratoire d’études sur les nouvelles formes de travail, l’innovation et le changement), centré sur les processus d'innovation organisationnelle.

 

Les « new ways of working » (nwow) étaient très à la mode avant le covid…

Le vrai démarrage du concept, c’était au tournant des années 2010, lorsque la technologie a vraiment permis de travailler n’importe où, n’importe quand, que ce soit avec son ordinateur portable ou même son smartphone. Les « new ways of working » ont ramassé tout cela dans une expression un peu fourre-tout, que l’on utilise beaucoup chez nous et aux Pays-Bas, par exemple, alors que dans d’autres pays on parle plutôt de « smart working » ou de « future of work ».

 

Le point commun ?

La corrélation d’un nouveau rapport au temps et à l’espace qui a été rendue possible par la digitalisation. Avant, l’espace reflétait physiquement l’organisation. Désormais, grâce à la digitalisation, on peut travailler n’importe où, n’importe quand, évoluer au gré de son travail entre une salle de réunion, un espace de concentration, un lieu de coworking ou son domicile, et ce au cours d’une même journée parfois. La concrétisation la plus emblématique, dans les entreprises, est ce qu’on a appelé le « flex desk » ou le « clean desk », ou l’absence de place attribuée à chacun.

 

Les «nwow» se seraient donc surtout traduites par une nouvelle organisation des espaces de travail ?

C’est souvent comme cela que cela s’est concrétisé et il faut le regretter, car cela signifie qu’on a fait les choses à l’envers ! Dans bon nombre d’entreprises, on a fait appel à un bureau d’architectes pour organiser cela, et ensuite on a commencé à réfléchir à la nouvelle organisation du travail. Alors qu’en fait, c’est cette réflexion première sur la culture managériale qui doit initier le mouvement : comment travaille-t-on sur les objectifs, la confiance, le contrôle, les projets transversaux, la culture d’entreprise, entre autres.

 

Dans quelle mesure, ces « nwow » étaient-elle pratiquées dans les entreprises, avant la pandémie ?

En réalité, relativement peu, sauf exceptions bien entendu. Avant l’irruption de la pandémie, la réflexion dans certaines entreprises ne portait encore que sur l’introduction, très prudente, d’un ou deux jours de télétravail… par mois, et pour certaines catégories très réduites du personnel. En commettant en plus l’ « erreur fatale », qui consiste à associer les notions de télétravail et de récompense, ce qui est évidemment un non-sens et introduit en plus de l’inégalité où il ne devrait pas y en avoir.

 

Bref, la technologie était prête, mais pas le management ?

Certains concepts inhérents à l’implémentation des « nwow », comme le management par objectifs par exemple, sont en réalité très anciens. Mais souvent ils ne concernent que certaines catégories de collaborateurs, comme les cadres essentiellement. Ce que les « nwow » rendent possible, c’est l’extension de cela à des catégories de personnel bien plus vastes, pour autant que le management sache comment définir ces objectifs, les prioriser, les contrôler, et sache bifurquer de la notion de contrôle à celle de soutien. La vérité, c’est donc que peu d’entreprises étaient avancées en la matière avant le covid. Beaucoup ne l’ont fait d’ailleurs que pour renforcer leur attractivité en tant qu’employeur, plus rarement en réponse à la demande des travailleurs. Les réticences étaient très fortes.

 

Et donc, la pandémie a donné à tout cela une formidable accélération ?

De fait, et dans une mesure inimaginable puisqu’on est passé, du jour au lendemain, à 100 % de télétravail ! Même les entreprises qui continuaient de pratiquer un management hyper-classique (les gens venaient faire leurs heures au bureau sous le contrôle de managers, pour caricaturer le propos) ont dû se convertir dans l’urgence et s’adapter. Dans un premier temps, la plupart des entreprises ont été sidérées, ont fait le gros dos, en se réjouissant en quelque sorte de tenir le coup malgré les circonstances et malgré les difficultés. Le retour progressif sur site après le premier confinement leur a permis de retrouver un peu d’équilibre, sans pour autant en revenir à la situation pré-covid. D’autant qu’est arrivé rapidement le deuxième confinement et le retour au télétravail obligatoire.

 

Ce télétravail obligatoire, est-ce le prélude à une génération structurelle des « nwow » ?

En fait, on ne parle plus de « nwow » désormais, mais de « new normal », de « nouvelle normalité ». Qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien qu’on ne reviendra plus, c’est une certitude désormais, à la situation qui pré-existait avant la pandémie. Et ce, quelles que soient les entreprises, les secteurs, les types de fonctions. La question qui préoccupe toutes les directions des ressources humaines, désormais, est la suivante : qu’est-ce que cette « nouvelle normalité », qui est encore à construire ?

 

Qu’a-t-on appris, pour poser les socles de cette « nouvelle normalité » ?

Tout n’est pas encore documenté scientifiquement, loin de là. Mais ce qui ressort assez clairement, c’est que les travailleurs qui ont goûté au télétravail ont apprécié cela, qu’ils gagnent énormément en qualité de vie, qu’ils épargnent la lourdeur des trajets quotidiens. Côté employeurs, on remarque que même ceux qui étaient les plus craintifs se rendent compte que cela fonctionne, que les collaborateurs continuent globalement à délivrer de la performance. Un retour à la case départ n’est donc plus envisageable.

 

Mais tous les enseignements ne sont pas positifs pour autant ?

Parallèlement à cela, on voit aussi, effectivement, que le télétravail à 100 % n’est pas une solution, qui n’avait d’ailleurs jamais été envisagée même par ses plus chauds partisans. Car tout cela génère aussi, bien entendu, d’énormes inconvénients. Durant le premier confinement, surtout, il y avait des collaborateurs qui, par défaut d’objectifs, ne savaient plus ce qu’ils devaient faire. On a vu que des collaborateurs se sont retrouvés, à la longue, isolés, en demande de lien social, ou victimes de l’impossibilité de mettre un terme à leur journée de travail. Sans oublier que le télétravail lui-même est source d’inégalités : on ne vit pas la chose de la même manière si on dispose d’une maison avec un jardin, avec une bonne connexion, ou si l’on est enfermé dans un appartement avec un bébé sur les bras et, en plus, un tabouret comme chaise de bureau…

Côté management, on a aussi remarqué l’émergence de comportements néfastes, de type harcèlement, de la part de managers avides de retrouver leurs prérogatives perdues : vérification de qui est en ligne et à quel moment, convocation de réunion « zoom » tôt le matin, exigence de feedbacks continus, etc. Il est tout à fait clair qu’on est là exactement dans la philosophie inverse des nouvelles façons de travailler, et que de telles attitudes peuvent provoquer d’immenses dégâts, de type burnouts par exemple…

 

Pourrait-on dire que les managers sont moins prêts que les collaborateurs à adopter cette « nouvelle normalité » ?

Pointer du doigt les managers, au-delà de quelques comportements individuels, me semblerait injuste : c’est à l’employeur, au comité de direction, de donner la voie à suivre. Je veux dire par là qu’il est totalement légitime qu’un manager s’interroge voire s’inquiète, dès lors qu’il est confronté à la dissémination de ses équipes alors qu’il était auparavant en contact physique et quotidien avec elles. Quel est désormais le rôle de ces managers ? Doivent-ils davantage se comporter en coach ? Comment articuler cette plus grande latitude laissée aux collaborateurs avec l’obligation de délivrer des résultats ? C’est un énorme travail qui est encore à réaliser dans les entreprises !

 

Dans cette perspective, si on cherche à bénéficier des avantages de cette nouvelle approche du travail, vaut-il mieux rejoindre une grande entreprise ou une PME ?

A priori, on pourrait penser que la PME, de par son environnement plus familial, plus informel, est plus réceptive à des modes de travail hybrides, mélangeant télétravail et présentiel. Mais ce n’est pas si évident que cela. Car pour bien fonctionner, cela doit être formalisé, structuré, de sorte que chacun sache ce qu’on attend de lui, quel que soit l’endroit et le moment où il travaille. En fait, et même si cela peut sembler paradoxal à première vue, ce sont davantage les entreprises très structurées, dont les procédures sont très formalisées, qui sont les plus préparées à ce mode de fonctionnement. Regardez les banques : leurs bureaux sont vides ou presque, mais elles tournent parfaitement.

 

Ce mode « new normal », comment le voyez-vous, dès lors ?

C’est le défi RH du moment ! Comment imaginer et implémenter ce management hybride, entre présentiel et distanciel ? C’est objectivement très compliqué à organiser. Regardez par exemple ces réunions qui rassemblent des collaborateurs au bureau et des collaborateurs derrière leur écran : c’est souvent une catastrophe en raison du manque de solutions techniques et managériales appropriées. Comment gérer cette alternance, comment faire en sorte que toutes les fonctions bénéficient de ces avancées et pas seulement celles qui peuvent, facilement, être exercées en télétravail ? Il y a là aussi une question d’équité entre les équipes, sachant que certains collaborateurs n’ont, malgré la pandémie, jamais pu télétravailler. Ce qui est très intéressant à observer, en tout cas, est le comportement des jeunes générations : on aurait pu les croire adeptes du télétravail, alors qu’elles sont très en demande d’un retour en présentiel, de réunions où l’on peut non seulement « brainstormer », imaginer, exercer sa créativité, mais aussi tout simplement échanger sur le travail et se socialiser. Tout reste en fait à construire, à inventer !

 

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