« Le bien-être au travail doit être un objectif sociétal »
Début novembre, la reine Mathilde participait à une table ronde sur le bien-être au travail. Preuve de l’importance de la problématique et de la mesure qu’en ont prise certaines entreprises, actions lumineuses à la clé. Mais il y a encore du boulot, comme l’expose la jeune génération.
Le 7 novembre dernier, la reine Mathilde a participé à une table ronde organisée à Louvain-la-Neuve, dont la thématique était le bien-être et la santé mentale en entreprise. Thématique très chère à la souveraine. Cet événement était coordonné par The Shift, réseau de 589 entreprises (25 secteurs différents), associations, institutions académiques et publiques belges, dédié à une économie et à une société plus durables. Et s’est déroulé dans un lieu emblématique: Realco, biotech spécialisée dans les solutions d’hygiène issues de la chimie verte et où l’attention portée au bien-être des 50 employé(e)s est telle que le taux d’absentéisme y est de moins de 4%, contre 7% de moyenne en Belgique.
Durant une heure trente, à huis clos, la Reine a échangé avec Magali Frankl, directrice de The Shift, Tim Van den Bossche, CEO de Carmeuse Europe et administrateur de The Shift, George Blackman et Sandrine Antoniou, respectivement CEO et responsable des richesses humaines de Realco, Paul Verhaeghe, professeur de psychologie clinique à l’UGent, Denis Knoops, président du social club TheMerode (qui accueillait le Wellbeing Summit les 16 et 17 novembre à Bruxelles), Olivier Bouche, directeur de 4P Institute et cofondateur de Corporate ReGeneration, Christine Thioux, directrice de A-Th & Associates, Miha Angelova, productrice de podcast et membre de Corporate ReGeneration, Gretel Schrijvers, CEO de Mensura Group, et Anne Rousseau, professeure de management organisationnel et humain à l’Ichec. Toutes et tous expert(e)s du bien-être au travail ou résolu(e)s à le développer et le garantir – The Shift l’a d’ailleurs mis en haut de son agenda 2024.
Objectif, résume Magali Frankl: «Mettre en avant cette préoccupation fondamentale, mais sous-estimée: la santé mentale, notamment au travail puisqu’un quart des absences de longue durée sont dues, en Belgique, au burn-out ou à la dépression. Le problème est donc systémique, avec cette course à la croissance, permanente, qui cause des ravages à l’échelle planétaire et individuelle. Le lien entre la santé mentale et le développement durable est donc évident: il faut protéger tant l’humain que la Terre. Les entreprises doivent donc être plus inclusives, donner du sens au travail, garantir la qualité des conditions dans lesquelles il est effectué, augmenter la flexibilité. Bref, favoriser le bien-être des employé(e)s.»
Les jeunes générations mentionnées par la directrice de The Shift, Miha Angelova (27 ans) les représentait autour de la table royale. «Les discussions ont été très riches», confie la facilitatrice de groupe en entreprise et réalisatrice de podcasts dédiés au bien-être personnel et collectif durable. «On a vu qu’il y avait des ponts à faire entre les travaux des un(e)s et des autres. Avec une vraie vision plutôt holistique sur le sujet, qui se construisait.»
Pour que le bien-être au travail ne serve pas qu’à la performance
Membre de Corporate ReGeneration, qui entend porter la voix des jeunes au niveau des entreprises et au-delà, pour faire entendre leurs perceptions sur le futur, leur vision du monde et celui dans lequel ils aimeraient vivre, Miha estime «être audible et que majoritairement, quand on nous invite, c’est qu’on a envie de nous entendre et qu’on nous laisse l’opportunité de nous exprimer. Mais j’ai l’impression qu’on reste chacun(e) dans nos filtres, notre perception différente de la réalité. Du coup, j’ai l’impression qu’on a envie d’avancer vers le même objectif, mais que nos réalités respectives nous empêchent de mettre en place les bonnes actions.»
«J’ai donc le sentiment», poursuit-elle «que pour les générations antérieures, c’est OK pour le bien-être, mais au service de la performance, ou pour que l’employé, le travailleur, le jeune veuille rester. Tout reste fait pour optimiser le fonctionnement de l’entreprise, alors que de mon point de vue, et de celui de celles et ceux de ma génération que je représente peut-être, c’est pour arriver à une société plus épanouie et équilibrée, harmonieuse et dans le bien-être, pas que pour soi mais général. Il faudrait peut-être complètement revoir la notion de bien-être. Je me demande à quel moment on pourra simplement se dire: Je vais octroyer un ou deux jours en plus à mes employé(e)s, pas pour qu’ils soient plus productifs, mais pour qu’ils/elles puissent en profiter pour se régénérer, pour s’en inspirer, pour faire des activités qui leur font du bien. Le jour où on arrivera à ce système, qui privilégie au même niveau les bienfaits économiques que les bienfaits sur les individus, la planète et l’environnement, sans calcul pour le chiffre d’affaires en fin d’année, on aura trouvé une certaine harmonie qui sera bien plus intentionnelle, bien plus sincère, donc bien plus efficace. Et pas un leurre. Pas un moyen, un outil de management, mais un vrai objectif sociétal.»
Bref, «il faut revoir tout le système, notre rapport au travail et la raison d’être des entreprises, petites ou grandes», plaide Miha. «Mais les générations qui contrôlent ce système sont encore ancrées dans un paradigme de profit financier à tout prix. Le shift ne se fera que par les générations futures.»
De gauche à droite : Magali Frankl et Miha Angelova.
1. Magali Frankl, directrice de The Shift : « Le lien entre santé mentale et développement durable est évident : il faut protéger tant l’humain que la Terre »
2. Miha Angelova, membre de Corporate ReGeneration : « Les générations qui contrôlent le système sont encore ancrées dans un paradigme de profit financier à tout prix. Le shift ne se fera que par les générations futures »
«Mieux vaut parler de soutenabilité que de bien-être»
Anne Rousseau co-dirige la chaire en pratiques managériales innovantes et responsables au sein de l’Ichec et a participé à la table ronde consacrée au bien-être au travail, en présence de la reine Mathilde. «Une présence, à ses yeux, qui démontre l’importance de la question et vise à encourager tout le monde à y réfléchir, ce qui est déjà un acte politique en soi», estime la doctoresse en sciences de gestion et professeure de management organisationnel et humain.
Anne Rousseau aborde évidemment la question dans le cadre du système de management de l’entreprise, des pratiques et dispositifs, « mais la problématique est plus large, puisqu’on a des systèmes de production qui sont concernés et des phénomènes d’intensification du travail. Or, les questions liées au travail sont intrinsèquement liées aussi aux valeurs d’une société et à ses systèmes d’éducation, à comment on prépare les jeunes aujourd’hui à être les travailleurs de demain dans des contextes qui changent. »
Pour elle, aujourd’hui, « dans nos économies européennes, aucune entreprise ne peut se permettre de dire que le bien-être n’est pas une préoccupation. Mais on en a soit une vision très instrumentale, où le bien-être est considéré comme un moyen pour être plus performant économiquement et financièrement. Donc, c’est une manière de mieux asservir la personne au travail à des finalités qui ne font pas sens pour elle. Soit on est dans un type de management qui se veut durable et qui considère le bien-être comme une finalité en soi. »
Et là, « il y a de grandes entreprises qui s’y convertissent autant qu’il y a des structures du non-marchand qui ne s’y mettent pas», déplore-t-elle. « Ce qu’on défend dans les travaux de la chaire, c’est l’idée qu’il y a des alternatives en matière de management. Qu’on peut se préoccuper de la soutenabilité du travail, terme que je préfère à celui de bien-être. Parce que le bien-être, on l’utilise souvent, en entreprise, comme la cerise sur le gâteau, donc dont on va s’occuper si on en a les moyens; la soutenabilité, elle, c’est le gâteau, donc dont le management doit se préoccuper s’il veut que son organisation ou son entreprise perdure dans le temps. C’est la prise en compte du rythme et de l’intensité du travail – aujourd’hui, on fait plus de choses sur moins de temps. Du soutien de la hiérarchie, aussi, qui passe par la disponibilité, l’accompagnement et la reconnaissance de la personne, de ses efforts et de ses résultats. »
Anne Rousseau : « Les questions liées au travail sont intrinsèquement liées aussi aux valeurs d'une société et à ses systèmes d'éducation, à comment on prépare les jeunes d'aujourd'hui à être les travailleurs de demain dans des contextes qui changent »