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« Je suis désolé.e, je n’ai pas le temps ! »

Rédigé par: Christophe Lo Giudice
Date de publication: 4 mars 2023
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« Nous n’avons plus le temps. Nous sommes, sur cette planète, des centaines de millions dans ce cas, qui répétons plusieurs fois par jour : ‘Je suis désolé, je n’ai pas le temps’. » Tel est le point de départ de l’essai intitulé Avoir le temps que nous propose le philosophe Pascal Chabot. L’occasion d’explorer avec lui comment la pandémie et ses confinements a changé notre rapport au temps. En particulier en lien avec le travail.   

Par Christophe Lo Giudice

Temps de travail

Vous l’avez certainement déjà entendue cette petite voix qui vous dit : « J’ai l’impression de ne pas avoir le temps. » Cette petite voix qu’il vous faudrait écouter mieux, suggère Pascal Chabot. « ‘J’aurais aimé, mais je n’ai pas le temps…’ Que dit cette excuse, écrit-il, derrière laquelle le moi s’abrite ? Elle dit que le sujet se dédouane en incriminant le temps manquant. Or, bien sûr, cette excuse est parfois trop facile. (..) On est libre, et le temps n’y change rien. Si je n’ai pas lu ce livre, ce n’est pas parce que je n’ai pas le temps, c’est plus justement parce que j’ai choisi d’en privilégier d’autres. » Cet essai de chronosophie vaut assurément de prendre le temps de s’y plonger : on ne sort pas indemne d’une réflexion rafraîchissante qui invite à « construire une sagesse du temps à la mesure des enjeux actuels ».   

De quelles manières la pandémie a-t-elle changé notre rapport au temps, en particulier en lien avec le travail ?

Pascal Chabot : « La pandémie a eu un impact majeur sur certains fondamentaux de nos existences, à commencer par notre rapport au temps. Ces longs mois de patience et d’inquiétude ont été vécus comme un temps suspendu, une sorte de parenthèse dans laquelle les habitudes de la vie en société ont dû être réécrites. Ce fut particulièrement flagrant pour le travail. On peut dire que, traditionnellement, le travail obéit à la règle de l’unité de temps et de l’unité de lieu, ce que l’embouteillage du matin symbolise bien : il y a convergence vers les mêmes lieux au même moment. Or, à ces unités a succédé une pluralité d’espaces — le bureau, le domicile, les transports, les espaces de coworking, sans parler des mails rédigés debout sur un trottoir, dans un magasin ou même dans sa salle de bain… —, ainsi qu’une pluralité de rythmes. L’attention s’est portée sur la réalisation du travail, en laissant aux collaborateurs le choix du bon moment. Dans bien des cas, on a mieux pu choisir le temps opportun, que l’on soit très matinal, de la journée ou du soir, que l’on aime entrecouper son travail de pauses ou s’y consacrer sans dérangement. Cette liberté basée sur les convenances temporelles personnelles est positive en soi, et même souvent profitable car elle suppose une responsabilisation accrue, et dans certains cas une plus grande implication. » 

La pandémie a également mené à une intensification du télétravail… 

Pascal Chabot : « Il y aurait évidemment beaucoup à en dire, à commencer par le fait qu’il diffère selon les secteurs et les tâches. Il est notamment intéressant de souligner que le télétravail a encore accru l’importance du temps numérique dans nos vies. Ce fut une contribution notable de la médiologie que de faire prendre conscience que le média utilisé pour une activité avait le pouvoir de la transformer. Le passage de l’écriture manuscrite à l’écriture dactylographiée a produit des effets sur le style littéraire, en lui enlevant souvent une certaine amplitude ainsi qu’un peu de son allant, auquel la graphie cursive communiquait un rythme spécifique. De même, le message se transforme lorsqu’il est communiqué par téléphone plutôt que de visu : tout doit passer par le langage et ses silences, puisque le corps invisible ne peut, lui, accompagner les mots de gestes et de mimiques. Suivant cet ordre d’idée, un champ de recherche s’ouvre pour comprendre la manière dont le télétravail modifie tous les paramètres qui déterminent l’activité, son organisation comme sa dimension collaborative, son efficacité comme son ambiance, son agrément ou sa pénibilité comme son sens. Le programme est vaste, requérant pour être mené à bien des observations et des enquêtes déjà entamées par nombre de spécialistes. Sans vouloir embrasser toutes les dimensions de cette mutation, on peut dire que la civilisation numérique dans laquelle nous baignons depuis un moment déjà provoque un changement dans notre perception du temps — voire, donc, dans le temps lui-même, car le temps et la perception du temps sont, pour l’humain, les deux faces d’une même réalité —, et que ce changement est accentué et consolidé par le télétravail. Ce nouveau régime temporel induit par les technologies, que j’appelle ‘Hypertemps’, se voit non seulement entériné, mais aussi amplifié par ce passage massif au virtuel, qui nous rapproche toujours davantage de nos écrans face auxquels nous passons parfois nos journées. »

« La réforme du travail qui doit être pensée passera nécessairement par un nouveau rapport au temps, qualitatif plus que quantitatif… » Pascal Chabot

 

On parle beaucoup de la semaine de 4 jours et certains nous disent que la réduction du temps de travail va « dans le sens de l’histoire ». Quel est le regard du philosophe sur cette réduction et sur cette idée de sens de l’histoire ?

Pascal Chabot : « Il n’y a certainement pas un ‘sens de l’histoire’, mais une pluralité conflictuelle de sens en compétition. Il est vrai que dans cette pluralité, la conception selon laquelle le travail doit prendre de moins en moins de place dans l’existence est importante, surtout en Europe. Depuis le début du XXème siècle, la réduction du temps de travail est à l’agenda de bien des politiques, d’intellectuels comme d’organisateurs du travail. Il a été popularisé avec le concept de civilisation du loisir, et a servi de cheval de Troie à nombre d’innovations technologiques, qui sont entrées dans la société avec la promesse que, grâce à elles, on ‘travaillerait’ moins. C’est le cas d’appareils ménagers, électroniques ou informatiques : l’idée a toujours été de ‘gagner du temps’. Et cette promesse a été en partie tenue. Cela étant, les arguments des personnes qui s’opposent à cette réduction sont aussi audibles. La question est d’abord culturelle. Rappelons par exemple qu’aux États-Unis, la grande majorité des travailleurs bénéficient en moyenne de 10 jours de congés annuels — 11 pour les fonctionnaires et 8 pour les salariés du secteur privé. C’est bien loin de nos 5 semaines de vacances ! La semaine de 40 heures est la norme. Des questions de rentabilité et de compétitivité entrent pour beaucoup dans ces choix de société. La question est aussi sectorielle. Le temps est une unité de mesure abstraite, qui ne tient pas toujours compte de l’engagement effectif. Il y a des métiers dans lesquels on ‘n’arrête jamais de travailler’, comme médecin généraliste, agriculteur ou chef d’entreprise. Et puis, il y a toutes ces heures jamais comptabilisées, et pourtant importantes, comme les mails que l’on rédige mentalement durant ses insomnies. À vrai dire, dès qu’on entre dans le concret des métiers et des investissements, un spectre très large de rapport au temps se dessine. C’est pourquoi les grandes règles générales applicables à tous les secteurs sont problématiques : elles ne tiennent pas assez compte des spécificités. »

Comment envisager la question des temps de travail sans inclure celle de (sur)charge de travail ? Aller vers la responsabilisation et l’autonomie ne comporte-t-il pas des risques de débordement ?

Pascal Chabot : « Oui, effectivement, le risque est important. Mais il fait partie de la nature de la responsabilité et de l’autonomie de comporter des risques… Ce n’est pas pour cela qu’il faut les disqualifier ! Mais peut-être convient-il d’être plus sensible au fait qu’un certain nombre de collaborateurs sont réellement demandeurs d’autonomisation tandis que d’autres, en connaissance de cause, préfèrent des routines encadrées et imposées. Des ajustements doivent là être faits. Dans mon livre Global burn-out, j’avais cherché à montrer la dimension systémique de certains épuisements professionnels. Elle est réelle. Mais il convient d’ajouter que, dans bien des cas, le système n’est pas seul responsable. L’individu, avec ses aspirations, son ‘idéal du moi’, son aptitude à supporter le stress et à se fixer des limites, son rapport à la contrainte comme au temps, précisément, entre évidemment énormément en ligne de compte. Sa sensibilisation est importante pour éviter les débordements. Comme du reste pour éviter que le télétravail ne devienne un moyen commode de fuir ses obligations… »